Extrait d’un article paru dans El País, traduction Courrier International, n° 1092, 6-10 octobre.
Il suffit qu’un gouvernement socialiste agisse pour favoriser la logique du marché et il passe aussitôt pour un traître aux principes essentiels. Un tel raisonnement correspond à une perception fausse et ancienne du marché, que l’on considère comme une réalité antisociale, une source d’inégalités. Je pars du principe que le marché est une conquête de la gauche et que la concurrence est une valeur authentiquement de gauche, face aux logiques de monopole et aux privilèges. De ce point de vue, les réformes en faveur du marché (pour qu’il fonctionne mieux, avec une plus grande capacité à créer des emplois), n’impliquent pas nécessairement moins de justice sociale. Bien au contraire, de telles réformes peuvent être de gauche dans la mesure où elles réduisent les privilèges.
Seule une social-démocratie qui a le courage d’accroître les débouchés pour tous et de contribuer à un système fondé sur une véritable méritocratie peut à bon droit affirmer qu’elle luttepour
les plus défavorisés. Ces mêmes objectifs qui ont été ceux de la gauche européenne doivent l’amener à adopter des mesures en faveur du marché. La réglementation des marchés, l’une des
priorités traditionnelles de la social-démocratie, ne vise pas à abolir ces marchés, mais à les ancrer dans la réalité, c’est-à-dire à les mettre au service du bien public et de la lutte
contre les inégalités.
Aujourd’hui, la gouvernance juste des marchés n’a plus grand-chose à voir avec la politique sociale-démocrate classique, qui reposait sur une forte intervention de l’Etat. Insister sur cette
stratégie reviendrait à oublier que souvent la réglementation excessive, la défense de certains privilèges, la perpétuation d’un secteur public qui bénéficie aux nantis et non aux plus
pauvres, tout cela est à la fois aberrant économiquement et socialement injuste. Trop souvent, un Etat bienveillant n’a fait que produire de nouvelles injustices, dans la mesure où il a
favorisé ceux qui n’avaient pas besoin de lui en excluant systématiquement les autres.
Dans certains cas, garantir l’emploi à tout prix est une exigence qui doit être contrebalancée par les coûts que cette protection représente pour ceux qu’elle empêche d’entrer sur le marché
du travail, créant ainsi de nouvelles inégalités. Même si elle se drape dans la défense des acquis sociaux, la critique sociale peut être conservatrice et inégalitariste, ce qui explique
qu’aujourd’hui la gauche soit associée à la conservation d’un statu quo.
Par quoi tout cela se traduit-il dans la crise économique actuelle ? Jusqu’à présent, le principal échec de la politique a été d’oublier sa responsabilité en matière de risques systémiques.
La crise nous fait découvrir que la protection contre les risques systémiques est aussi décisive que la lutte contre les inégalités sociales et que cette dernière n’est possible que si l’on
se prémunit contre lesdits risques.
Tel serait le premier défi du nouvel ordre du jour social-démocrate : les contrats sociaux que nous devons renouveler ne nous lient pas seulement aux gens d’ici (notre génération, les
fonctionnaires, les salariés en général), mais également à ceux que l’on pourrait appeler des semi-absents (les citoyens de n’importe quel pays de la zone euro, les jeunes qui n’ont pas
encore pu travailler, nos enfants, les générations futures).
Le problème est de savoir comment penser la redistribution quand, pour le dire de manière imagée, les droits de ceux qui sont à l’intérieur se heurtent aux droits de ceux qui sont à
l’extérieur. Ce qui devrait nous importer avant tout, c’est de ne pas vivre aux dépens des retraités et des travailleurs de demain – autrement dit que nos accords de redistribution n’aillent
pas à l’encontre des intérêts des absents.
La principale conséquence sociale de la crise économique appelle une profonde révision de notre modèle de croissance. A cet égard, il est parfaitement logique que la sortie de crise soit liée
aux impératifs écologiques. La convergence de l’économie et de l’écologie n’est pas le fait du hasard : elle nous indique que nous devrions aborder l’économie avec un ensemble de critères que
nous avons appris dans la gestion des crises écologiques. Nos sociétés sont parvenues à penser les problèmes d’environnement de manière systémique ; il va falloir qu’elles apprennent à
aborder la gestion de l’économie dans le même esprit.
Ce que je propose, c’est que la rénovation de l’agenda social-démocrate naisse de ce compromis entre libéralisme (abolition des privilèges sur le marché), socialisme (souci de l’égalité) et
écologisme (perspective systémique et développement durable).
La confrontation entre la gauche et la droite ne met pas aux prises aujourd’hui les partisans de l’Etat et ceux du marché, mais ceux qui ont le plus à perdre avec l’échec du marché et ceux
qui survivent mieux quand les marchés n’assurent pas l’égalité. De quelque point de vue qu’on se place, le marché est une invention de la gauche.