L'Hétairie, 24/11/2017 (enlace)
A l’heure actuelle, surviennent nombre de choses imprévues, y compris pour ceux qui, en principe, disposent des meilleurs outils pour comprendre la société et concevoir sa possible évolution: résultats électoraux déconcertants, référendums perdus contre toute attente, progression de forces politiques réactionnaires.
La bannière des victimes de ce désarroi rallie des individus issus de divers horizons, aussi bien de droite que de gauche, conservateurs classiques ou bobos progressistes, le Parti Républicain ou les Clinton, les socio-démocrates ou les démocrates-chrétiens européens...
En ces temps de morcellement, le seul point de transversalité, c'est le désarroi de tous, même si la droite a pour habitude de ne pas en souffrir bien longtemps. En effet, en règle générale, les conservateurs s'accommodent mieux de l'incertitude et n’ont pas pour grande ambition de forger une théorie sociale tant que les choses fonctionnent. A l’inverse, la gauche pâtit davantage de ce manque de clarté et peine à comprendre pourquoi les ouvriers votent en faveur de l'extrême droite. De cela procède le vaste débat sur ce que doit faire la gauche (les libéraux, les démocrates, les socialistes ou les progressistes) pour recouvrer de sa capacité stratégique dans un contexte qu'elle ne comprend ni, bien sûr, ne contrôle.
En fait, il se peut que la distinction entre la droite et la gauche s'avère moins importante que le clivage entre ceux qui ont compris le contexte (Trump et Sanders) et ceux qui n'ont rien compris (les Démocrates et les Républicains classiques).
Comment expliquer ce désarroi? L'hypothèse que j'avance est qu’il trouve son origine dans la fragmentation de nos sociétés. Nous vivons en effet dans des sociétés traversées par de multiples crises : aux Etats Unis, en particulier, entre les villes de la côte et l'intérieur du pays, entre la population blanche et les minorités, entre l'éthique protestante du travail et une culture de l'abondance et du divertissement…
Dans le même temps, les médias, traditionnels ou sur les réseaux sociaux, ont accéléré ce morcellement des identités culturelles et politiques; les réseaux sociaux en particulier permettent la création de communautés abstraites et homogènes, véritables enclaves d'opinion où se reflète l'auto-ségrégation psychique des communautés idéologiques.
L'une des conséquences de cette rupture réside dans l'incapacité de se comprendre les uns les autres, non seulement dans le but de partager des objectifs communs, mais aussi d’un point de vue purement cognitif qui permettrait de prendre conscience de ce qui arrive aux autres, des raisons de leur mal-être au lieu de dénigrer le fait qu'ils ne disposent de véritable remède à cet état ou qu'ils se laissent séduire par des offres politiques qui n’apportent aucune solution.
On trouve d’un côté, ce groupe d'Américains blancs, âgés, issus des classes moyennes supérieures, animés d'un esprit de haine raciale envers l'Amérique des minorités qu'incarnait Barack Obama, et qui sont exaspérés par l'immigration et le commerce international. De l’autre côté, on assiste à la sécession d’une minorité civilisée qui prend ses distances avec les pulsions « populistes », non parce qu’elle est animée par une plus haute idée de la démocratie, mais parce qu'elle n’est pas menacée de précarité à la différence des victimes directes de la crise et qu'elle ne comprend donc pas les craintes de ceux qui peuplent le bas de l’échelle sociale.
Les élites dirigeantes ne comprennent pas ce qui se passe au sein de nos sociétés, probablement parce qu'elles vivent dans un environnement protégé qui les empêche d’appréhender d'autres situations. Il n'existe ni expériences partagées, ni vision d’ensemble ; seules subsistent la communauté privée d'un côté, et la souffrance invisible de l'autre.
Ceux qui se sont consacrés à la chose publique n'ont guère compris à quel point la persistance des inégalités et l’absence d’égalité des chances peuvent corroder la démocratie. Les diverses convulsions que vit la société américaine (ou ses équivalents dans le reste du monde), du Tea Party à Trump ou, à l'extrême opposé, des mouvements Occupy Wall Street au succès inattendu de Bernie Sanders, sont les symptômes de la désaffection des Américains pour une « modernité » forcée, tandis que les élites et leur formidable appareil de propagande répètent à l’envi qu'il n'existe point d'autre horizon.
Ces dernières arguent que certaines réactions sont déraisonnables et n'apportent pas les solutions appropriées, ce qui est vrai; mais cela ne les exempte pas de leur responsabilité dans l’approfondissement des causes de ce mal être, ou de se rendre compte qu'elles agissent peut-être mal. Insister sur le fait que la démocratie représentative fonctionne, que la mondialisation offre de nombreuses opportunités et que le racisme est une faute… ne sert qu'à avoir raison in abstracto mais ne permet guère de prendre conscience du degré d'exaspération que suscite l'élitisme politique, ni de comprendre quelles sont les dimensions de la mondialisation qui représentent pour beaucoup une vraie menace, ni encore quels sont les ressorts du conflit multiculturel que l'on doit réduire autrement qu'en affichant de bonnes intentions.
Mais les citoyens ne sont pas nécessairement plus éclairés que leurs représentants. En conséquence de quoi, cet élitisme inversé qu’est le populisme n'apporte aucune solution. Le problème de fond réside dans l’absence de monde commun.
Or, les solutions ne verront le jour qu’en partageant les expériences, c'est à dire les émotions et les pensées rationnelles. Elles émergeront également si, au lieu de continuer à confronter les discours raisonnables de ceux d'en haut aux pulsions de ceux d'en bas, les premiers interprètent à sa juste valeur l'exaspération des autres, condition sine qua non pour que les mécontents aient confiance dans les intentions et capacités de leurs représentants.